samedi 13 juin 2009

Il s'endort en regardant les images

Et la question est : quelles images ?...

Je vais lier dans ce billet trois oeuvres : "Repérages" de Nadine Manzagol (éditions A Fior di Carta, 2008), "Le voyage en Corse" de Michel Vergé-Franceschi (éditions Robert Laffont, collection Bouquins, 2009) et le court-métrage "2001 II" de Gérard Guerrieri (déjà évoqué dans le billet "De quoi rire").

(A ce propos si des lecteurs de ces billets - qu'ils soient tous remerciés publiquement ici - trouvent que certains noms de créateurs ou d'oeuvres reviennent trop souvent, je répète humblement que ce blog n'en est qu'à ses débuts et qu'il ne tient qu'aux autres que moi-même de signaler les oeuvres corses qu'ils aiment et qui n'ont encore jamais été citées ou commentées ici : ce sera avec un immense plaisir, et si cela est déjà arrivé plusieurs fois, cela n'est pas encore assez à mon goût ; d'ici-là, je dois m'excuser d'exposer un imaginaire personnel qui repose en effet sur quelques noms, et quelques oeuvres, souvent remâchés, revus, relus...)

"Le voyage en Corse" de Michel Vergé-Franceschi
Revenant au sujet de ce billet, je dois d'abord faire part de mon émotion lorsque j'ai appris (via le blog de Xavier Casanova) que Michel Vergé-Franceschi venait de publier une "anthologie de voyageurs de l'Antiquité à nos jours" (c'est le sous-titre). Je me suis dit, à la fois ravi (un peu) et navré (surtout) : "Encore !"
Ravi parce qu'un livre qui évoque la Corse d'une façon ou d'une autre, dans une collection de grande diffusion nationale est toujours pour moi, au minimum, une belle occasion de remettre sur la table publique la question d'une "littérature corse" (comme définie dans le premier billet de ce blog).
Navré parce que voir revenir, en 2009, dans toutes les librairies de France et de Navarre toute la série des images, clichés, stéréotypes produits sur la Corse par le regard des "Voyageurs" extérieurs à l'île, c'est presque désespérant. Je fais part ici d'un sentiment personnel que vous ne partagerez peut-être pas, n'hésitez pas à me contredire. Car ce qui me désolerait encore plus, ce serait que ce livre (qui a certainement bien des mérites) paraisse sans qu'il en soit rien dit, ou qu'on le feuillette et le lise comme s'il n'apportait rien de neuf ou n'était pas susceptible d'être débattu.

Je ne remets pas en cause le fait d'avoir un oeil sur l'oeil du Voyageur... En attestent les billets évoquant ici Balzac et Mérimée (qui ont donné lieu à des débats : voir les commentaires).
Je ne remets pas en cause l'intérêt du travail considérable fourni par l'auteur pour prendre connaissance, classer, citer tous les extraits de textes très divers réunis dans l'ouvrage (1248 pages !).
Ce que je remets en cause c'est le fait de présenter une nouvelle fois la Corse d'abord comme une "matière" (le "voyageur", nous explique bien l'auteur, vient chercher un site géostratégique, des ressources naturelles, ou des émotions, en ce qui concerne les écrivains romantiques) plutôt que comme un "Sujet". Il me semblait pourtant que les Corses avaient pris la parole et la plume depuis longtemps.

D'ailleurs (c'est peut-être une des faiblesses méthodologiques du livre), l'auteur signale que très peu de voyageurs sont venus en Corse durant la période médiévale et il a donc recours à d'autres textes pour pouvoir évoquer la "description de la Corse" de cette époque, et ces auteurs sont corses ! : "De fait, ce sont les chroniqueurs indigènes qui, plus que les voyageurs, nourrissent alors la littérature insulaire" (page 11). Donc l'ouvrage de Vergé-Franceschi participe de deux genres distincts : l'anthologie des récits de voyageurs extérieurs à la Corse et les descriptions générales de la Corse (parfois écrites par des Corses). Ce flou entretient peut-être la confusion et finit par corroborer l'idée que le regard des Voyageurs est le paradigme d'un discours global sur la Corse, d'un discours qui tend vers le "vrai". Sinon pourquoi inclure les extraits des Chroniqueurs corses ?
De même, d'autres que moi, pourront s'étonner de l'absence des auteurs italiens du XIXème siècle, comme Niccolò Tommaseo. Pourquoi cette absence ? Alors que les travaux se sont multipliés ces dernières années sur les rapports intellectuels et autres entre les Corses et les Toscans (notamment par Marco Cini). Ces regards-là sont eux aussi très importants.

Je n'ai fait que feuilleter l'ouvrage, pour l'instant : j'ai lu l'introduction de François Moureau, universitaire spécialiste des littératures de voyage (voir ici une interview intéressante qui finit sur un éloge de la littérature de voyage d'aujourd'hui), l'avant-propos et la note de Michel Vergé-Franceschi et quelques unes des nombreuses pages introductives de l'auteur (en italique dans l'ouvrage) qui présentent les extraits classés en différentes catégories (Première partie, "Coups d'oeil et vues d'ensemble" : et notamment, "la traversée", "les deux ports principaux", "une île carrefour", "les bains et eaux thermales", "le peuple corse", "la langue corse", "l'hospitalité", "les ressources de la mer", "la société corse", etc. ; Deuxième partie, "Le sites" : et notamment, outres les villes, villages et sites naturels, "château", "cimetières", "églises", "urnes funéraires", etc.)

Un autre point qui m'a posé problème : l'auteur cite, au chapitre "Hospitalité", la nouvelle de Mérimée, "Mateo Falcone" ; hors, c'est une fiction, non un récit de voyage... Combien d'autres fictions aurions-nous pu intégrer alors ! Une proposition : une fiction écrite par un Corse, en latin, le "Vir Nemoris" ; il se trouve qu'il y est notamment raconté une sorte de "voyage en Corse", accompli par Circinellu traversant l'île d'Ouest en Est, fuyant les armées françaises et parcourant les hauts lieux historiques...

Me reste donc cette impression d'un travail incomplet, peu clair dans son projet et ne problématisant pas assez son sujet. Mais qui suis-je pour ainsi exprimer une opinion si fragile ? Je demande à être détrompé ! Je reconnaîtrai mes torts et mes erreurs sans difficulté...

"Repérages" de Nadine Manzagol
Il se trouve que je viens de lire un tout petit livre de Nadine Manzagol : "Repérages". Il s'agit d'un scénario pour création audiovisuelle, le texte est donc la description d'une suite de 20 scènes (intérieur nuit, extérieur jour, etc.). Le scénario est suivi d'une sorte de postface explicative qui dit l'essentiel du projet : "Désirant mettre en scène le travail des collecteurs de traditions et de témoignages d'existence (qui oeuvrent pour une mémoire revivifiée et contemporaine, intergénérationnelle et multiculturelle en Corse) ; j'ai choisi un thème qui évoque une forme de spatialisation ludique, bien connue sur l'île, pour figurer un certain rapport au lieu." Cette forme est une "figure géométrique carrée" que je vous laisse découvrir.

Dois-je commencer par ce qui ne m'a pas emballé ? Un aspect parfois très explicatif, un peu plat, des propos des différents "personnages" du scénario, aspect qui leur enlève toute singularité ; comme si chaque nom renvoyait en fait à un seul et même narrateur un peu impersonnel.

Ce qui m'a plu au plus haut point, c'est justement les métamorphoses de cette figure géométrique dans le temps et dans l'espace, dans ses usages aussi : figure pour jeu d'enfants, figure religieuse propre à la méditation, figure initiatique pythagoricienne, etc. Mais dans tous les cas, une figure faite pour habiter le monde réel et construire un monde mental. Une figure d'institution.

Autre point qui m'a sauté aux yeux, l'auteur prend acte de l'évolution culturelle de la Corse actuelle (elle l'appelle "déculturation") et met en scène, donc, des "collecteurs de traditions", c'est-à-dire des personnes, d'une façon ou d'une autre, qui sont à la fois incluses dans ces traditions (héritage) et extérieures à celles-ci (l'héritage a été perdu).

Et c'est là que nous pouvons établir un lien avec l'ouvrage de Michel Vergé-Franceschi. Voici l'extrait qui m'a frappé :

Un promeneur : Venez voir cette petite église, là au creux de la place entourée d'un muraillet. Une piévanie ancienne sans doute ! C'est comme un abri naturel pour ces enfants qui en ont fait leur aire de récréation. On imagine que tant de générations, ici ont dû venir y jouer, y bavarder, y prier, s'y recueillir, s'y rassembler au gré des jours, de coutumes collectives et de solitude. regardez ce détail sculpté dans le portique, que d'heures n'a-t-il pas fallu à l'artisan qui l'a gravé ! Il en a acquis une force d'expression très singulière. Oui, elle paraît hors du temps cette chapelle ! Hors de notre temps contemporain, secrète et un peu magique comme si elle s'ouvrait sur un théâtre antique et agreste de gestes et de rituels dont nous avons perdu le sens. Ce dont nous cherchons la trace pour recomposer l'histoire et en restituer quelques fragments oubliés. Heureux si nous y parvenons ! Mais ce qu'il me semble le plus énigmatique parfois c'est de découvrir un espace mêlé de nature et d'architecture qui révèle, tel équilibre singulier d'existences qui est l'empreinte même de ce lieu, et qui se prolonge dans notre imaginaire...

Une femme : Quel lyrisme, Jérôme ! Tu as l'air d'un voyageur en pays étranger !

Jérôme : Mais nous le sommes tous, d'une certaine façon ici même, en redécouvrant des strates de temps successifs qui nous révèlent d'autres réalités, à la fois si proches et si ignorées...

Sur une aire de terre battue, à quelques mètres de là, les petites filles, en riant, se tenant par les mains, tournent très rapidement sur elles-mêmes, pieds joints près des cartons maintenant défoncés. Elles chantent :

"Casa aperta, spalancata ! Ci entre u sole à lume offertu ! E' ci piglia à mani sparte. Surisi è ciotta scaccani in i lavi di l'ochji crosci" (Ghjacumu Thiers)

La vivacité de leur rire fait se retourner les promeneurs dont l'attention est bientôt attirée par les enfants qui jouent à "U Tre". Ils s'approchent d'eux, qui, un instant distraits, se provoquent l'un l'autre quelques instants pour se donner contenance devant les visiteurs. Puis, Carlu, dépité de perdre devant une telle assistance, balaye tous les cailloux d'un revers de la main et s'enfuit en défiant son adversaire. Mais celui-ci, loin de se fâcher, s'en va de son côté près des petites filles et fait la roue sur les cartons pour les amuser, comme en une pirouette de salutation.

Voilà une scène qui convient à mon coeur (mais le vôtre est certainement fait différemment) : des personnages de Corses se revêtent eux-mêmes de l'apparence du Voyageur dont parle Vergé-Franceschi. La remarque ironique de la "femme", la réponse paradoxale de "Jérôme", la petite scène des enfants pour finir par les cailloux balayés d'un revers de main et cette "pirouette de salutation", je trouve que tout concourt à poser avec gravité les enjeux de l'imaginaire corse aujourd'hui tout en s'accordant la mise à distance du second degré, de la mise en fiction et des gestes simples et mystérieux de l'enfance. Cela me paraît une façon plus riche de poser la question de l'Oeil du Voyageur.

La question pourrait donc être la suivante : quel(s) regard(s) la Corse produit-elle sur elle-même et sur le monde ? et non plus seulement et toujours "quels regards Sénèque, Monseigneur Giustiniani, Mérimée et consorts ont porté sur la Corse ?" Les oeuvres qui répondent à la première question (ou la mettent en scène) devraient avoir au moins autant d'espace sur les tables des librairies de Corse ou de toute autre terre émergée sur notre planète que ceux qui s'attelent à la deuxième question, non ?

"2001 II" de Gérard Guerrieri
Dans "Repérages", il est question à un moment donné de la Libération de la Corse en octobre 1943 et de la participation des Goumiers marocains. Cela m'a aussitôt fait penser au court-métrage de Guerrieri qui met justement en scène l'oncle Augustin décidé à emporter chez lui la grande stèle du monuments aux morts au col de Teghime. Pourquoi ce désir ? Parce que cette stèle cache en fait le monolithe noir envoyé aux Grands Singes puis aux Hommes par les Extraterrestres afin de leur donner "la faculté d'évolution cognivite" (sic), comme il est montré dans "2001 l'Odyssée de l'espace" de Stanley "Cubique" (comme dit l'oncle : voyez le film ici).

Vous voyez le lien avec le travail de Michel Vergé-Franceschi et le scénario de Nadine Manzagol !

2 commentaires:

  1. Ah oui, le lien était évident... Mais ces Extra-terrestres envoyés en Corse en des temps immémoriaux, ont-ils écrit sur les usages rustiques des Grands Singes avant de favoriser leur évolution cognitive ? Et si oui, pourquoi Vergé-Franceschi passe-t-il sous silence des chroniques sans doute fondamentales ?

    Bon, on le trouve où le livre de Nadine Manzagol ?

    MB

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  2. Trois questions pertinentes !

    Pour les deux premières il faudra s'adresser à Michlel Vergé-Franceschi lors du Festival littéraire de Porto-Vecchio les 26, 27 et 28 juin 2009. Il appréciera certainement !

    Concernant le livre de Nadine Manzagol, il faut cliquer sur le mot "Repérages" au début du billet : il s'agit d'un lien hypertexte (l'une des deux innovations majeures du Web, avec la possibilité de laisser des commentaires qui est l'autre)... Plaisanterie mise à part (malvenue surtout de la part d'un animateur de blog incapable de placer une image !) : trouver l'ouvrage en librairie en Corse paraît à la fois possible et très improbable ; vivant à Aix-en-Provence (où j'ai accès au Vergé-Franceschi mais pas au Manzagol), j'ai envoyé un mail à Jean-Pierre Santini pour passer la commande (jean-pierre.santini2@wanadoo.fr) et un chèque du montant adéquat à l'ordre de A Fior di Carta (attention aux frais de port éventuels) à l'adresse postale suivante : A Fior di Carta, Hameau Casanova, 20228 Barrettali. (Voir rubrique "Commandes" du site de A Fior di Carta.)

    Ah c'est un travail à part entière que l'accès aux oeuvres corses ! Il semble que nous produisions une littérature contemporaine dont l'accès est aussi difficile que celui des livres anciens des littératures anciennes, intéressant comme perspective pour une fiction...

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