samedi 7 janvier 2012

A la recherche d'une parole...

Ces derniers jours, lecture simultanée de plusieurs textes (de nature et de forme très différentes) :

- "Pasquale Paoli, ou la déroute de Pontenovu", Francesco Domenico Guerrazzi. Roman corse par un Italien du Risorgimento, publié en 1860, première traduction en français (enfin !!) par Petr'Antò Scolca aux éditions Albiana (2011).

- "Première pierre", Annie Drimaracci (éditions Colonna, 2011). Enquête personnelle sur un ancêtre oublié, César Drimaraki-Servò (né et mort à Cargese), auteur d'un recueil de poèmes, "Algues et fleurs" (publié chez Alphonse Lemerre en 1897, republié par les éditions Colonna en 2011)

- "Mutant cinématographique en liberté", article d'Elisabeth Milleliri. Présentation approfondie du film "Sleepwalkers" et entretien avec le cinéaste, Thierry de Peretti (publié dans le numéro de janvier 2012 du mensuel Corsica)

- "Le procès Colonna", par Tignous et Paganelli. Page du "30 novembre" publiée dans le numéro 333 de l'hebdomadaire "24 ore" (du jeudi 5 au mercredi 11 janvier 2012)

Une parole de vérité est-elle possible ? Qui dira la vérité ? A quelles conditions ? Cette vérité sera-t-elle utile ?

Je lis ceci, ce sont les mots d'un des membres du commando qui assassina le préfet Claude Erignac en 1998 : "Vous croyez que je me suis rendu à cette action la fleur au fusil ? Bien sûr que j'avais peur. L'assassinat du préfet est un acte de patriotisme. J'ai surmonté la peur, pour mon peuple qui vit une situation d'injustice. La peur peut vous faire commettre l'irréparable." Et aussi, en réponse à la question si la mort de Claude Erignac a servi le peuple corse : "Hélas ça n'a servi à rien, ça n'a pas réveillé les consciences ! C'est un constat d'échec, un cri de désespoir. La souffrance, c'est que, derrière le symbole de l'Etat, il y a un homme."

Je lis ceci (j'ai déjà vu le film "Sleepwalkers" quand je lis cet article d'Elisabeth Milleliri) :"Autour de deux personnages assez "mutiques" - (il s'agit du brancardier Pascal et de Mustapha, employé clandestin) - un choeur de jeunes gens qui refont le monde. Ou plutôt qui veulent s'imaginer le refaire. Ils sont lucides - en tout cas lorsqu'ils ne sont pas ivres - critiques, mais inertes. Ce sont des causeurs sans cause. La seule parole puissante, susceptible de conduire à une action, fût-elle désespérée qu'ils soient capables de vivre, c'est celle de Camus dans "Les Justes". Du théâtre ! "On voit les choses (paroles de Thierry de Peretti), mais on n'arrive pas à les transformer, à mobiliser des forces, à passer à un autre état que celui de la parole."

Je lis ceci : "Il n'avait sans doute pas tort, puisqu'une nouvelle fois revenue sur mes pas, sur ces traces bien plus qu'à demi effacées, et même si j'ai pu en une semaine glaner quelques bribes encore, je vois bien que l'énigme de mon poète oublié, le secret de sa vie, resteront enfouis à jamais sous les décombres de son tombeau. Il me reste pour tout legs ces quelques mots de lui enfin retrouvés, son recueil en piteux état "Algues et fleurs", donc, sous-titré "poèmes corses", et que j'ai fait restaurer et relier au printemps. En demi-chagrin pour être précise, je ne l'ai pas fait exprès, mais la précision technique prend naturellement un autre sens quand on connaît un peu l'histoire. J'ai choisi pour le dos un cuir bleu outremer sur lequel le relieur a gravé le nom, le titre, le sous-titre et la date en lettres dorées, et un très joli papier moiré aux dominantes vert pâle soutenues du même bleu que le bord. Je suis très heureuse de ce choix en écho au titre du recueil. De mon dialogue secret avec lui, je sais qu'il l'approuve et aurait lieu d'en être fier. Le fait d'avoir fini par trouver ce recueil alors que je n'y croyais plus - même si le bouquiniste à chaque conversation au téléphone m'exhortait à la patience - m'apparaît comme une sorte de petit miracle. Le deuxième étape, celle de la reliure, est rétrospectivement déterminante : un acte symbolique, première pierre, premier pas dans le travail de réparation. Le livre existe - bien que le relieur m'ait avertie de l'état du papier, selon lui trop acide pour se conserver au-delà de quelques années - il redonne vie aux mots et légitimité au poète. Sa présence me communique le désir et la volonté de poursuivre l'aventure." (page 36, "Première pierre").

Je lis ceci : "Santi Giacomini, Corse de Centuri, était assis sur une chaise haute de cuir noir. Bien que nous fussions entrés en avril, il avait le corps enveloppé d'une couverture de laine. Derrière les épaules et aux côtés, plusieurs oreillers du lit le soutenaient. Il toussait continuellement, tantôt doucement, tantôt à s'en rompre la poitrine ; il expectorait avec douleur. On ne pouvait guère connaître son apparence, parce qu'un béret en maille de soie noire, un chapeau et un voile de taffetas vert recouvraient sa tête et une bonne partie de son visage. Et comme si tout cela ne suffisait pas, il protégeait sa vue avec des lunettes vertes, la partie inférieure du visage presque enfouie dans le repli de son col.
On ne pouvait savoir au juste son âge mais, jeune ou vieux, on lisait clairement que la mort était tout prêt d'en solder le compte. La peau de son nez était tellement tendue que l'on pouvait voir les os montrant leurs angles aigus. Ses narines amincies étaient parsemées de tant de croûtes que l'on eût cru un ragoût d'os hachés. Sa peau, moite de sueur, prenait la couleur de la cire rancie et une rayure vermeille balafrait le sommet de ses joues, comme les rayons extrêmes du soleil sur les hauteurs lorsqu'ils appellent les cloches à la complainte de l'Ave Maria. Comment pouvait-il vivre en un tel état, on ne le comprenait pas. L'amour de la patrie le tenait attaché à la vie et c'était justement cela le miracle, et non le seul, de l'amour de la patrie. Cela et rien d'autre, avec une ténacité à stupéfier les médecins, combattait en lui la mort et, depuis un an, il repoussait chaque jour dans sa gorge la bouffée que celle-ci soufflait déjà pour l'éteindre. Ainsi, au milieu de l'hiver, la feuille persiste-t-elle, bien que changée de couleur, à trembler dans le vent grâce à l'une de ses mille fibres qui un jour la tinrent accrochée à l'arbre ; elle ne veut point mourir si elle n'a vue auparavant poindre sur la branche sa joyeuse héritière.
Ce miracle de volonté obstinée tenait dans la main droite un paquet de papiers et dans la main gauche un canif. En parcourant les documents, il laissait parfois sa tête sur les épaules, tellement convulsé que si la mort était venue en cet instant, elle eût alors passé son chemin sans le toucher, en disant : "Le travail est accompli pour celui-ci". Puis l'instant d'après, ses pupilles s'enflammaient sous les lentilles vertes, ses lèvres frémissaient de paroles indistinctes et il tailladait les feuilles de la pointe de son canif avec la férocité que montre le Corse lorsqu'il se jette à corps perdu sur l'ennemi odieux." (pages 41 et 42 du "Pasquale Paoli" de Guerrazzi).

Voilà ce qui me plaît : cette tension que tous ces mots faibles (poèmes perdus, conversations sans but, réponses lors d'un procès, paroles indistinctes d'un mourant) peuvent entretenir avec les "grands" discours qui les ont précédés ou finalement intégrés, sauvés (les discours sur les valeurs, sur la Corse, son Histoire, son Identité). En tant que lecteur, je n'aime pas sacrifier telle ou telle partie de la "parole littéraire corse" ; je préfère les faire jouer entre elles. Imaginer des rapprochements qui peuvent paraître incongrus ou choquants (le commerçant paoliste de Guerrazzi et le membre du commando des Anonymes ; les poèmes mineurs d'un amoureux des Lettres fin 19ème et les mots de Camus dans "Les Justes" ; les conversations "sans cause" de quelques jeunes gens et le passage à l'acte inutile des "patriotes" condamnés par la justice ; etc.).

Je lis avec plaisir, parfois avec un plaisir fou, tous ces textes : j'ai l'impression qu'ils "disent" vraiment quelque chose, que ce quelque chose est de l'ordre de l'imaginaire, où les fables, les formes, les figures se recomposent sans cesse. Pour dire à la fois

l'horreur de la violence,

et l'enthousiasme de l'amour - la virulence de l'amour patriotique -,

la joie de prendre de la distance avec cette adhésion patriotique, avec humour, avec le sourire (en lisant Guerrazzi, c'est ce que je ressens : j'aime son amour sincère de la Corse indépendante et je souris à la mise en forme qu'il lui donne, l'excès de ses images),

l'angoisse de voir représenter les impasses de la société insulaire (voyez cette scène hallucinante - pour moi, mais je sais que d'autres n'ont pas aimé ce film - de l'autopsie dans "Sleepwalkers"),

et la confiance renouvelée dans les forces de la création artistique : mettre en film l'errance et le silence, mettre en récit ce qui était dispersé entre tombeau et livre en ruine, raconter la "déroute" et ce qui lui survit,

etc.

etc.

(Bon, je sais que ce billet ne ressemble pas à grand chose, mais ne comptez pas sur moi pour des présentations claires des oeuvres et textes - vous pouvez en parler autrement, bien sûr, ici ou là : si un blog est à ce point précieux c'est qu'il n'y a pas de contrainte économique et éditoriale. Certes le pire et le meilleur peuvent surgir, mais bon, voyons le meilleur, lisons le pire et discutons-en !

Vous avez peut-être d'autres avis sur tout ce qui vient d'être dit ??)

3 commentaires:

  1. Polyphonies corses...Merci pour ces fragments qui font jouer les silences et résonnent un peu mystérieusement entre eux, par on ne sait quelles correspondances ou vibrations. Merci de ne pas en avoir fait "des présentations claires", c'est sans doute ainsi qu'on peut le mieux les écouter !
    Annie Drimaracci

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  2. Merci pour ce commentaire.
    Oui, polyphonies... mais sans harmonie préétablie ni même recherchée... sans devenir cacophonie.
    Je dois dire que j'apprécie hautement les "présentations claires" aussi, mais ici sur ce blog je (comme quiconque) préfère souvent me laisser aller à ma pente naturelle : associations d'idées, attention alternativement insistante et flottante, rêvasserie, hypothèses dans une sorte de journal intime public.

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  3. Oui, c'est vrai que je n'ai rien non plus contre les "présentations claires", mais c'est tellement bien aussi d'aller, comme le disait ce cher grand homme qu'était Montaigne, "à sauts et à gambades"...!

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